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« Les mentalités doivent
changer »

Dans la région de Jitomir (centre), les nouvelles communautés décentralisées fourmillent de projets, mais se heurtent encore aux vieilles mentalités
Texte : Julia Mendel (avec Gaetan Vannay) - photo & video : Olga IvasHchenko
A Narodytchi, Laski et Nova Borova (région de Jitomir)
A l'heure de notre rendez-vous, Anatoly Leontchouk se dispute avec un de ses administrés. Le ton monte. La raison, une petite entreprise a été construite sur le terrain d'une ancienne ferme, de manière illégale. Un grand classique. Le villageois fâché, accroché à son vélo dont le panier contient un anti-moustique à l'énergie solaire, exige que ce petit business soit détruit, en avançant des arguments d'ordre écologique.
Anatoly soupire et râle. Responsable politique local, il est un peu l'homme à tout faire à Narodytchi. Il a été nommé chef de la nouvelle communauté de communes (gramada) dans le cadre des lois de décentralisations, mais il est toujours le responsable de l'ancien district de Narodytchi, le raion, appelé à disparaitre. Enfin, sur le papier, car les lois d'abrogation des raion n'ont pas encore été votées... « C'est un peu compliqué », concède Anatoly.

Mais devant le villageois énervé, pas question d'obtempérer. L'affaire est avant tout d'ordre légal, avance Anatoly, et puis il faut soutenir l'activité économique. « Cette entreprise crée de l'emploi », argumente-t-il. Or, à Narodytchi, le chômage des jeunes atteint environ 11 %. Mais la cause de la dispute est plus profonde. Depuis que le processus de décentralisation a été engagé, la population a montré son intérêt à exercer d'avantage de contrôle, « mais elle ne veut pas partager la responsabilité de décisions », déplore Anatoly Leontchouk.
La communauté territoriale de Narodytchi appartient à la région (oblast) de Jitomir, ville moyenne située à environ 170 kilomètres de Kiev. En superficie, elle est une des plus vastes parmi les 159 nouvelles entités administratives (gramada) formées fin 2015 dans le cadre de la loi de décentralisation. Elle rassemble 17 petites localités rurales et compte environ 10.000 habitants pour un territoire de 1286 kilomètres carré.

Mais le secteur a une particularité, et non la moindre : à 70 km à l'est de Tchernobyl, Narodytchi est la porte d'entrée occidentale de la zone interdite entourant la centrale. En 1986, elle a fait partie des secteurs les plus touchés par la radiation, alors que 35.000 habitants résidaient dans ce district forestier. Quatre village ont été vidés à jamais, puis en 1991, les deux-tiers des habitants de l'arrondissement sont partis, ceux qui sont restés sont juste tolérés par l'administration.
« L'argent de la décentralisation ne suffira pas si la psychologie des gens n'évolue pas. »

— Anatoly Leontchouk
Redonner vie à la région, malgré une radioactivité jamais très loin, est donc l'objectif des autorités locales. Selon des critères de taille et de population, la gramada de Narodytchi s'est vue promettre des aides du gouvernement central, à hauteur de 22 millions de hryvnas (environ 800.000 euros) pour des projets locaux : construction et entretien de routes, rénovation d'écoles, ainsi que d'autres installations communales qui tombent en ruine depuis la fin de l'époque soviétique.

Certains villages comptent pourtant moins de 100 habitants. « Ils n'avaient aucun budget, ne gagnaient pas un rond, ne pouvaient entreprendre aucun projet, explique Anatoly Leontchouk. Maintenant, nous pouvons établir des priorités et leur attribuer des budgets. » L'Etat prévoit de soutenir financièrement les communautés territoriales pendant cinq ans, le temps qu'elles soient suffisamment solides pour prendre leur envol.
Pourtant, une partie de la population se méfie de cette décentralisation dont elle ne comprend pas vraiment le sens. Les habitants de ces communautés rurales veulent voir des résultats, très vite. Mais Volodymyr Petrouk est optimiste. Il gère depuis 25 ans un centre culturel perdu dans une petite localité de quelques centaines d'âmes. Il a vu tomber en ruine ce vieil héritage soviétique magnifique. De la scène principale, on voit un immense trou dans le plafond et mieux vaut ne pas marcher sur le parquet, qui peut lâcher à tout moment.

Le bâtiment abrite aussi un petit musée émouvant de décrépitude, une librairie et une salle de danse. Trois fois par mois, la vie reprend en ces murs le temps d'une soirée dansante qui attire jusqu'à cent personnes des villages environnants dans la vieille discothèque. « C'était le lieu le plus populaire de la région », se remémore Volodymyr Petrouk, qui espère vraiment que la décentralisation va lui permettre de trouver l'argent nécessaire pour rénover le bâtiment… « Nous devons espérer ! »
Nova Borova, une autre communauté territoriale de la région de Jitomir, un peu plus éloignée des radiations invisibles de Narodytchi, compte également profiter de la décentralisation en cours. Son administration a déjà préparé des dossiers à financer pour un montant total de 110 millions de hryvnias (environ 4 millions d'euros), alors que le montant qui peut lui être attribuée est officiellement vingt fois moins important. La petite surface de 210 kilomètres carré de la gramada justifie ce montant, mais l'objectif affiché est plus stratégique.

« L'intégration dans une communauté territoriale nous ouvre de nouvelles portes, les fonctionnaires à Kiev nous regardent d'un autre œil, et cela nous donne accès à d'autres fonds déjà existants, mais qui étaient inaccessibles pour de toutes petites entités, explique le responsable de la communauté, Hryhorii Roudiouk. Nous étions juqu'ici insignifiants. » Grâce à cette nouvelle organisation, Nova Borova a obtenu un budget pour refaire l'isolation d'un centre scolaire.

L'isolation des écoles, la transition du chauffage au gaz au chauffage à bois, voila les priorités dans la majorité des nouvelles communautés territoriales dans la région de Jitomir. Elles cherchent à faire des économies en se rendant indépendantes du gaz importé de Russie, dont le prix varie en fonction du contexte politique et géopolitique. Ainsi, Hryhorii Roudiouk désigne avec fierté l'école dont les fenêtres vont enfin être changées. Ce type d'investissement permet d'économiser un million de hryvnas par an (environ 36.000 euros) et de gagner quelques degrés dans les salles de classe l'hiver, lors des hivers ukrainiens rigoureux.





En chauffant au bois son école de Nova Borova, Hryhorii Roudiouk gagne plusieurs milliers d'euros, quelques degrés de chaleur l'hiver, et... un peu plus d'indépendance envers le gaz russe
Forcément, les nouveaux responsables des communautés territoriales sont enthousiastes. A Nova Borova, par exemple, on a besoin d'un stade de foot, d'un nouveau camion de ramassage d'ordures, d'une ambulance et surtout d'un véhicule de pompier. Hryhorii Roudiouk rentre tout juste d'un voyage en Pologne, où il a étudié comment fonctionnait la décentralisation. Une commune polonaise a offert le camion de pompier moderne tant rêvé !

Elle pourrait en obtenir un, tout prochainement, ultra moderne, offert par une commune polonaise. Les négociations pour obtenir le véhicule sont à bout touchant. Excité comme un enfant devant un nouveau jouet, Hryhorii montre des images du camion-pompier polonais sur son smartphone, puis le compare à celui actuellement utilisé, vieux de trente ans et rafistolé avec talent par des volontaires de la région. Difficile de tenir la comparaison !

Ce genre d'initiatives est de plus en plus fréquent. La population commence à prendre soin de son environnement, des bâtiments publics, à maintenir une certaine propreté dans les localités. Dans un pays encore imprégné de mentalité soviétique, la responsabilisation est la meilleure chose que la décentralisation puisse apporter.
Anatoly Leontchouk devant la carte du territoire qu'il administre
Hryhorii Roudiouk et Anatoly Leontchouk sont d'accord sur un constat précis : changer les mentalités n'est pas chose facile. Selon eux, montrer des résultats tangibles est selon lui le seul moyen de convaincre la population des avantages de la décentralisation.

Avant de regagner son bureau de Narodytchi, Anatoly Leontchouk conduit en navigant entre les nids de poule gorgés d'eau et se prend à philosopher : « Les mentalités doivent changer en même temps que la décentralisation s'installe, estime-t-il. L'argent ne suffira pas si la psychologie des gens n'évolue pas. Et si elle évolue, même sans argent on arrivera à faire beaucoup. »
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