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Plus de sécurité
à Oujgorod

Dans la région multiethnique de Transcarpathie, l'argent de la décentralisation manque encore, mais les services de police se sont déjà pris en main pour faire face aux trafics
TEXTE : sergiy polezhaka (AVEC stephane siohan) - PHOTO : sergiy polezhaka
A Ouzhgorod (région de Transcarpathie)
A Oujgorod, la petite capitale régionale, et son air de belle austro-hongroise endormie, on continue à se jouer allègrement des limites entre des Etats qui se sont toujours entremêlés dans les Carpates. « Par ici, tout le monde gagne sa vie avec la frontière, raconte un jeune homme, dans un des pubs de la ville, même les fillettes qui semblent se balader gentiment le soir venu en vélo sous les châtaigners ! »
A 3 km du centre de Moukacheve, c'est déjà la frontière avec la Slovaquie, la porte de l'Union européenne
La Transcarpathie est un des centres géographiques de l'Europe, elle est en tout cas une région à part en Ukraine. Son histoire l'a toujours placée à la lisière des empires et des Etats qui se sont constitués dans la région. C'est d'ailleurs là, dans ce piémont occidental des Carpates, que durant deux jours s'est déclarée indépendante la deuxième république ukrainienne de l'histoire du XXème siècle.

Oujgorod, 115.000 habitants, était à l'époque de l'URSS la « tri-frontière » reliant l'Union soviétique, la Tchécoslovaquie et la Roumanie. Après que les deux premiers de ces Etats se soient dissolus en 1991, elle est devenue le lieu de passage entre l'Ukraine, la Hongrie, la Slovaquie et la Roumanie, et deux décennies plus tard bien plus : la porte d'entrée de l'Union européenne, isolée du reste de l'Ukraine par les pics des Carpates.

Au sud, certaines localités sont majoritairement magyarophones ou roumanophones. Le nord de la région est aussi peuplé de Rusyns, un groupe ethnique ukrainien spécifique. En raison de cette diversité et des clientèles locales entretenues par l'ancien Parti des Régions du président déchu Ianoukovitch, Kiev a parfois considéré la Transcarpathie comme le seul foyer potentiel de troubles et de séparatisme à l'ouest du pays.
« Certains groupes ultra-minoritaires veulent rattacher des parties de la région à la Roumanie ou à la Slovaquie, mais ils ne parlent souvent que dans les journaux », tempère Michael Yemets, développeur informatique, lui-même issu de la minorité rusyn. Selon lui, plusieurs facteurs expliquent la propension des habitants de Transcarpathie à vouloir tester des formes d'auto-gouvernement inédites en Ukraine.

« Nous sommes la seule région à avoir connu une courte indépendance au XXème siècle quand le reste de l'Ukraine était occupée par la Pologne et l'URSS, avance le jeune homme, qui parle au quotidien ukrainien et russe. Par ailleurs, nous sommes déjà des citoyens de l'Europe ! D'Oujgorod, il est plus facile de se rendre à Vienne, Prague ou Bratislava qu'à Kiev, ça a créé un état d'esprit particulier. »

Un système dérogatoire donne des visas aux gens qui vivent à moins de 15 km de la frontière, « pour eux il est possible de voyager librement dans les zones frontalières de Slovaquie et de Hongrie, précise Michael. Officiellement, on n'a pas le droit d'aller à Budapest, Bratisalava ou Vienne, mais les gens s'adaptent avec la loi pour faire du business. » Pour lui, les habitants de la région sont « plus flexibles, ils se sont toujours adaptés et savent s'organiser. »
« A Oujgorod, nous sommes déjà
des citoyens de l'Europe »

— Michael Yemets, habitant de Oujgorod
C'est pourquoi, lorsque la loi de décentralisation a été votée en 2015, les villages de montagne s'en sont vite emparée et ont constitué des communautés de communes dynamiques de manière assez naturelle, misant sur la mise en commun des ressources pour fructifier leurs atouts : agriculture, distribution des fruits et légumes, artisanat local, etc. Seulement, dans les villes principales, l'échelon régional (oblast) est dramatiquement dépourvu et doit faire face à de graves défis.

Tout d'abord, le commerce transfrontalier. Bien des familles en vivent, comme le révèle le parc automobile : dans le centre d'Oujgorod, les plaques d'immatriculations polonaises et surtout slovaques sont aussi nombreuses que les Ukrainiennes, et pour cause, une Volkswagen d'occasion qui coûterait 8000 euros à l'achat en Ukraine, taxe comprise, se négocie à 2000 euros chez les revendeurs de Bratislava.
Michael Yemets, développeur informatique, est issu de la minorité ethnique des Rusyn. Sa grand-mère étant de Sibérie, il parle russe en famille, ukrainien dans la vie de tous les jours, dans une ville marquée par un héritage hongrois.
Mais ce commerce prend également des allures criminelles. A trois kilomètres de la Slovaquie, 30 kilomètres de la Hongrie, 60 kilomètres de la Roumanie et cent kilomètres de la Pologne, les environs d'Oujgorod sont devenus la plaque tournante du trafic de cigarettes, d'alcool ou de bois. « Tous les politiciens du coin ont gagné de l'argent avec ce trafic », affirme Michael, sachant que certains trafiquants ont passé des alliances de circonstances avec des groupes paramilitaires.

Pour faire face à ces défis, Petro Porochenko a nommé en 2015 un homme de poigne comme gouverneur de la région. Hennadiy Moskal, 50 ans, était jusque là gouverneur de la région de Lougansk (sous contrôle ukrainien), au pire des combats. Il y a acquis une aura nationale et le président l'a désigné pour maintenir l'ordre et la sécurité en Transcarpathie, mais également en faire un laboratoire de la décentralisation régionale.
« Le processus de décentralisation
n'est pas lent, il n'existe pas »

— Hennadiy Moskal, gouverneur
« La décentralisation ? J'ai suffisamment de budget pour faire quelques travaux dans les écoles et rénover des jardins publics », tempête Hennadiy Moskal, qui nous reçoit dans son bureau. Le gouverneur n'a jamais reçu les moyens de sa mission, et en mai 2016, il a même présenté sa démission, avant que le président lui-même ne le convainque de poursuivre sa tâche.

« La première chose que j'ai faite, en matière de décentralisation, c'est de demander la subordination des départements de l'administration, comme la construction ou la gestion des forêts, à l'administration régionale et non à l'Etat central, explique-t-il. Avant les élections, tout le monde promettait de mettre fin aux schémas de corruption issus du régime Ianoukovitch, mais le système résiste, les pots-de-vin aussi, et personne n'a l'intention d'y mettre fin. »
Hennadiy Moskal, personnalité nationale connue, porte un regard sombre mais lucide. « On sent l'influence de la guerre partout sur les finances, elle réduit considérablement les budgets sociaux. » Or, à Oujgorod, 76% du budget régional est décidé à Kiev. « Pour faire des analyses de l'eau, on doit demander l'autorisation là-haut », illustre le gouverneur, pointant un système vertical accentué durant les années Ianoukovitch.

Fervent supporter de la décentralisation, Hennadiy Moskal met cependant en garde : « la décentralisation, ce n'est pas la fédéralisation », comme le prônent les tendances pro-russes dans le pays. « L'Ukraine, pays jeune, doit rester un Etat unitaire, la fédéralisation prônée par certains mettrait le pays en pièces », estime-t-il, jugeant nécessaire une évolution des mentalités à Kiev.
Depuis les sommets de Velikyi Bychkiv, à plus de 1000 mètres d'altitude, on aperçoit le versant roumain du massif. Entre les deux, une frontière poreuse...
A d'autres échelons de l'administration, le son de cloche est le même. A l'Agence des ressources forestières, une des plus importantes d'Oujgorod, les fonctionnaires sont entre deux eaux. « Il y a toujours deux directions différentes, sur le papier nous sommes sous l'égide de la région, mais en réalité nous dépendons également de Kiev », explique Valeriy Mourga, le directeur de l'Agence. « Mais tôt ou tard, la décentralisation arrivera chez nous aussi », positive-t-il.

Plus à l'est, dans le village de Velikyi Bychkiv, proche de la frontière avec la Roumanie, Andriy est chef du corps des Lesniki, les garde-forestiers. Avec ses hommes, il est responsable de l'exploitation forestière en montagne, et notamment de la coupe des grands arbres. «Je m'occupe d'un domaine de 50000 hectares, et 75% du revenu que nous en tirons va directement dans les caisses de l'Etat à Kiev, en toute opacité.»
La situation est parfois ubuesque. « Notre dotation est tellement faible que nous devons acheter notre équipement nous même, ça coûte parfois des milliers d'euros, mais au final on doit donner tout l'argent qu'on rapporte à l'Etat. » Alors parfois, même dans les rangs des officiers d'Etat, la tentation de la contrebande est très forte, et Andriy enrage. Passé la cinquantaine, il soutient sans états d'âme la génération qui a fait la révolution de Maïdan.

« Pourquoi il y a eu cette révolution dans le pays ? Parce que les gens n'ont aucune confiance dans leurs autorités, à tous les échelons, national ou local, dit-il. Le système n'a jamais changé, comme ont su le faire les Tchèques et les Polonais, qui ont interdit aux communistes d'être au pouvoir durant dix ans. Selon moi, avant de décentraliser, il faudrait une loi qui interdise aux personnes ayant servi sous l'URSS d'être aux responsabilités, pour laisser le pouvoir à la jeune génération. »
Une patrouille de la nouvelle police d'Ouzgorod surveille le passage des camions à l'approche de la frontière avec la Slovaquie. Le bois fait partie des marchandises les plus concernées par le marché noir.
Si la décentralisation régionale patine, une autre réforme des pouvoirs locaux a quant à elle plutôt bien fonctionné en Transcarpathie, celle de la police. Le 12 juillet 2015, à Moukacheve (85.000 habitants), la deuxième ville de la région, des affrontements extrêmement violents ont opposé la police à des combattants du groupe paramilitaire ultra-nationaliste Pravy Sektor, ces derniers ayant fait l'usage d'une mitrailleuse et d'un lance-grenades.

L'après-midi de combats fera 3 morts et 13 blessés, mettant en lumière la circulation d'armes de guerre issues du front, sur fond de participation aux trafics de cigarettes transfrontaliers. Alors le ministère de l'Intérieur et le jeune député Moustafa Nayyem, figure de la révolution de Maïdan, décident de faire de la Transcarpathie un des premiers laboratoires régionaux pour expérimenter la réforme de la police.
La réforme des forces de sécurité,
une décentralisation en passe de réussir
« La fusillade a donné l'impulsion pour réformer », confirme Iouri Martsenyshyn , le jeune nouveau chef du commissariat de police d'Ouzhgorod. « Depuis ces incidents, la situation est redevenue beaucoup plus calme sur le front des questions armées liées au conflit à l'est ; on ne peut pas dire que la criminalité a augmenté en raison des gars qui reviennent du Donbass, c'est plutôt la crise et la pauvreté qui influent sur le niveau de criminalité. »

En novembre 2015, le nouvelle « police » a remplacé l'ancienne «milice» honnie par la population. « Auparavant, il y avait des boss qui restaient dans les bureaux et des policiers dans la rue qui les alimentaient en ponctionnant des pots-de-vin sur la population, décrit Iouri Martsenyshyn. Maintenant, les officiers dans les bureaux doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour rendre le travail des patrouilles plus facile. »

Fini le temps où les policiers étaient obligés de voler pour se payer un véhicule, les équipes sont équipées par l'administration de véhicules japonais flambants neuf et silencieux. « Au lieu de fondre sur les gens pour leur extirper un bakchich, on utilise des mégaphones pour prévenir les automobilistes d'éventelles infractions, c'est une approche plus douce », explique Yevguen, l'adjoint de Iouri.
Désormais, même pour les postes d'officiers et d'encadrement, il est interdit d'avoir plus de 35 ans ! « Beaucoup de jeunes avaient démissionné, certains sont revenus s'engager dans la nouvelle police, poursuit Iouri Martsenyshyn. C'est mon cas : j'ai travaillé 7 ans dans la milice, je n'ai jamais entendu une fois un habitant m'adresser un remerciement. Depuis l'an dernier, c'est bien simple, les gens n'arrêtent pas de nous accoster ! »

Cependant, beaucoup reste à faire, et encore une fois, la relation entre Kiev et ses régions est au coeur de la problématique. « Il n'y a pas de répartition des compétences entre les juridictions, les gens ne comprennent pas ce que la police peut ou ne peut pas faire », signale Yevgen, qui l'avoue aisément : arrêter un gros bonnet local coupable d'actes délictueux ou de corruption avérée est impossible.
Les nouveaux policiers recrutés depuis 2015 sont obligatoirement âgés de moins de 35 ans. Au quotidien, beaucoup d'entre eux utilisent les réseaux sociaux, dont Facebook, pour communiquer directement avec la population.
Tout ordre interpellation doit être signé par le procureur régional. Or, ce dernier dépend politiquement du procureur général d'Ukraine, qui lui-même dépend politiquement du président du pays. Pour les policiers d'Oujgorod, qui ont pris goût à la nouvelle image dont ils jouissent, le risque est de devoir se cantonner à « ramasser les abus de vodka dans la rue », alors que la prochaine étape naturelle est la réforme de la justice et du parquet, en donnant plus de pouvoirs à la base et non au centre.
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