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Sous le bitume,
la croissance

A Turka, dans la région de Lviv (ouest), la réforme du service des douanes a permis de dégager des fonds qui ne remontent plus à Kiev, mais servent à construire de nouvelles routes
TEXTE : OLHA YEVSTIHNIEVA (AVEC GAETAN VANNAY) - PHOTO & VIDEO : Yuriy HelYtovych
A Turka (région de Lviv)
Avec la décentralisation, l'argent arrive enfin dans « les régions oubliées par Dieu ». Peter Kosachevych réclamait depuis 25 ans un financement à l'Etat pour réparer des routes « qu'à Kiev, ils ne savaient même pas qu'elles existaient. » Il a enfin obtenu des fonds grâce à la décentralisation. Honoré du titre de « travailleur pour la culture ukrainienne », président du Congrès mondial des Boyko, Peter Kosachevych vit dans le village de Turka, à 135 kilomètres à l'ouest de Lviv, dans les premiers contreforts montagneux des Carpates.
Les Boyko forment un groupe ethnographique à part, les Ukrainiens des montagnes. Peter maintient vivante la culture de cette communauté à travers des festivals et des événements culturels organisés depuis des années, malgré l'état déplorable des routes d'accès, qui découragent nombre de touristes à faire le voyage.

Après l'effondrement de l'URSS, la plupart des coopératives agricoles qui faisaient vivre la région ont fermé. Les champs sont envahis par les ronces. La production laitière pourrait être accrue, mais elle est difficile à développer avec des routes dans un tel état. Ce n'est pas qu'une question de macadam, mais cela fait bien longtemps que les fonds étatiques ou autres n'arrivent plus jusqu'à Turka.
Une seule station-service dessert les 80 kilomètres de route qui mènent à Turka.
Les conducteurs préfèrent ne pas emprunter ces chemins de peur d'endommager leur véhicule, les investisseurs craignent eux de perdre de l'argent au gré des nids de poule. Pourquoi investir dans une région si mal désservie ? Peter Kosachevych a même tenté de sensibiliser au problème Peter Yatsik, un riche homme d'affaire canadien d'origine boyko. Ce dernier a décliné. Il avait déjà financé d'autres projets qui n'ont jamais vu le jour et son argent avait disparu dans quelque trou noir de l'administration à Kiev.

Rouslan Kandybor est responsable de l'entretien des routes de toute la région de Lviv depuis plus de dix ans. Il se souvient qu'en 2012, un espoir était né. Cette année là, le Championnat d'Europe de football avait été co-organisé par l'Ukraine et la Pologne, et Lviv avait été nommée ville-hôte, au même titre que Kiev, Kharkiv et Donetsk. Les promesses avaient alors fleuri, l'argent s'était mis à couler à flot de Kiev vers Lviv, du budget central vers le budget local de l'administration. Mais tout a été dépensé dans la réfection des routes de la principale ville de la région, Lviv, où l'on construisait alors un stade ultra-moderne. Après tout il fallait bien emmener les supporters européens, du centre-ville, de l'aéroport, jusqu'à leurs sièges dans les gradins...

Mais à Turka, on n'a pas vu une seule hryvna de l'Euro. Les tracés secondaires tels que Lviv-Turka n'ont évidemment pas pu bénéficier de l'aubaine financière. Pire, de nombreuses petites entreprises ayant travaillé sur ces chantiers à Lviv n'ont jamais été intégralement payées par l'Etat pour le travail effectué, beaucoup ont fait faillite. Alors dans la région, l'Euro 2012 a parfois laissé un souvenir amer.
Et c'est vrai, désormais, avec la décentralisation, Rouslan a désormais suffisamment d'argent dans les caisses de la région et d'arguments pour convaincre ses interlocuteurs. Dans un grand sourire, il affirme disposer d'un milliard de gryvnas (environ 36,7 millions d'euros), largement de quoi financer quelques travaux routiers. En tant que chef du service de la voirie, il n'a plus besoin de se battre pour convaincre les entrepreneurs de participer aux travaux.
« Plus il y a d'argent à circuler, plus il y a de
risques de corruption »
— Rouslan Kandybor
Cependant, « plus il y a d'argent à circuler, plus il y a de risques », confesse Rouslan.
En Ukraine, toute source d'argent entraine systématiquement une soif de corruption, le mal qui ronge le pays en profondeur. Rouslan Kandybor a déclaré la guerre à la corruption dans son service. Lorsqu'il a édicté de nouvelles règles du jeu dans son administration, sept personnes ont immédiatement démissionné de leur propre initiative, 10% des effectifs ont été licenciés, ce qui a finalement permis d'augmenter le salaire mensuel des personnes qui sont restées au service.

Les experts l'affirment aussi, avec la décentralisation d'une partie des budgets publics, le risque de corruption politique au niveau local sera décuplé. Certaines localités n'ont jamais eu ces montants entre les mains, c'est forcément tentant de se servir... Myroslav Simka, activiste de la société civile, partage cette crainte, à tel point qu'il a lancé une nouvelle campagne de lutte contre la corruption, appelée « procédure d'offre et criminalité », pour savoir si les entrepreneurs du secteur routier eux-aussi ont décidé de jouer la transparence.
La décentralisation devrait rapporter plus d'un milliard d'euros dans les caisses de la région de Lviv, rappelle Myroslav Simka. Une somme incomparable à celle dont l'administration locale disposait les années précédentes, alors que les procédures administratives n'ont pas encore été changées. Par conséquent,
le chef du service de la voirie, Rouslan Kandybor, estime aussi nécessaire cette surveillance de la part de la société civile.

Malgré les appels et messages multiples que reçoit le service des routes, les changements ne sont pas aussi rapides que le souhaiterait le gouverneur de la région de Lviv, Oleg Synyoutka. « Il faut aller parler aux gens, leur expliquer, les convaincre que si chacun prend ses responsabilités, la vie de la région peut être meilleure », nous explique-t-il. Le service des douanes, basé à Lviv, s'en est déjà rendu compte. A l'occasion de ce processus de décentralisation, en guise de test, le président ukrainien Petro Porochenko a décidé que la moitié des rentrées financières de ce service resteraient dans le budget régional, dédiées
à la réfection des routes.

Il faut dire que la région de Lviv est stratégique : c'est le lieu de transit principal entre la Pologne et l'Ukraine. La frontière n'est jamais très loin. Mais il s'agit là d'une décision sans précédent en Ukraine. Auparavant, la totalité des recettes des douanes partait à Kiev et ne revenait que très rarement dans les régions : les douaniers étaient considérés comme de simples racketteurs au service de la capitale. Aujourd'hui, tout a changé pour eux.
A la fin de l'année 2015, les douanes de Lviv avaient réussi à dégager 283 millions d'euros de dollars pour les affecter aux routes de la région. Des travaux ont été immédiatement entrepris. En 2016, le service régional des douanes espère atteindre le milliard de hryvnas. Plus les routes de la région seront lisses et praticables, plus les douaniers seront appréciés.

La route de Turka a déjà profité de ces nouvelles politiques et de ces motivations toutes neuves. Le ruban d'asphalte qui mène au village sera achevé à la fin de l'année 2016. Agé de 68 ans, Peter Kosachevych n'aura pas attendu 25 ans pour rien. Il espère que l'industrie laitière va repartir, et surtout que le monde puisse découvrir la culture boyko. Le prochain festival mondial des Boyko se tiendra en 2017 à Turka, il a lieu tous les cinq ans. Selon Peter, un accès facilité, grâce à une route flambant neuve, devrait aider à attirer les foules.
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