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Bessarabie,
angle mort du pays

Dans l'ouest de la région d'Odessa, la Bessarabie est le parent pauvre du pays et la grande oubliée de la décentralisation. Rien ne s'y passe et les villages continuent de lutter entre, pour la survie.
texte : Iryna Kyporenko (avec stephane siohan) - photo & video : sergiy polezhaka
A Artsyzk, Reni et Vizirka (région d'Odessa)
Il y a 18 mois, une grande réforme administrative a été lancée dans la région d'Odessa. Mais depuis cette date, sur 490 conseils municipaux, seules 40 localités ont décidé d'unir leurs forces en constituant des « communautés », ce qui ne donne que huit hromada (communauté) dans la région la plus vaste du pays.
Selon Julia Molodojen, directrice du Bureau des réformes de la région d'Odessa, le processus de décentralisation est lent en raison de l'opposition de certaines forces politiques, du business, de conflits d'intérêt privés et de l'incapacité de la société de prendre ses responsabilités et de s'intéresser à la politique locale.
« La société civile est immature, en particulier dans les zones rurales, explique-t-elle. La plupart des gens ne veulent pas changer leur mode de vie, s'intéresser à comment sont dépensés les impôts qu'ils paient. Personne ne se demande pourquoi les mêmes sections de route sont regoudronnées tous les ans ! Les autorités ont été élues, mais elle ne peuvent pas s'adapter. C'est la raison pour laquelle trop peu de personnes s'engagent, la plupart d'entre eux voient la source des problèmes dans la politique nationale et ignorent l'importance des autorités locales. »

Dans certains cas, les chefs d'entreprise commencent à s'intéresser au problème de la décentralisation, mais seulement si cela affecte leur business, par exemple dans le secteur agricole. De manière générale, les conflits sont importants entre les maires de villages, les députés locaux et les résidents sur le processus d'unification des localités autour d'une ville ou d'un village-centre.
Dans les locaux de l'administration locale d'Artzisk, la carte de l'Ukraine n'a pas changé depuis l'époque soviétique.
« Pas mal de représentants des autorités locales, qui se retrouvent pris dans des conflits d'intérêt politiques et économiques, adoptent tout simplement une position attentiste, voire même parfois ils avouent leur réticence à discuter des questions relatives à la décentralisation », raconte Julia Molodojen.

Alors, nous avons pris les routes de Bessarabie, où ce qu'il en reste, pour vérifier sur le terrain comment s'applique la réforme nationale de la décentralisation, si cette dernière est capable de booster l'économie des zones rurales, comment les gens des régions concernées voient cette évolution. Les villes et villages de Bessarabie peuvent paraitre à première vue différents, mais en fait ils font face exactement aux mêmes difficultés.
Le Marx d'or et le centre
que tout le monde rêve de devenir
Premier stop à Artsiz, à 160 km à l'ouest d'Odessa. Dans le centre de cette petite ville de 15000 habitants, un monument attire l'oeil. Pas la silhouette de Lénine, déjà démantelée, ailleurs dans la ville, mais celle plus rare en Ukraine de Karl Marx, qui plus est couverte de peinture dorée. «On a retiré Lénin, mais Marx est avant tout un économiste, ce n'est pas sa faute ce qui s'est passé en URSS, je pouvais pas l'enlever», sourit Sergey Parpoulansky, le chef de l'administration du canton d'Artsiz, canton destinée à devenir une « communauté » avec la nouvelle loi de décentralisation.

Il y a quelques mois encore, Sergey, pas encore 30 ans, était banquier d'investissement à Kiev. Né à Artsiz, il avait fait ses études dans la capitale ukrainienne et y était resté pour faire une carrière digne de ce nom. Et puis il a décidé de revenir dans sa région natale, notamment dans la foulée de l'arrivée du réformateur géorgien Mikheil Saakachvili à la tête de la région d'Odessa, pour redonner vie à une terre déshéritée.

Fervent supporter du bulldozer géorgien, Sergey Parpoulansky soutient complètement le processus de décentralisation dans la région d'Odessa. Mais il se rend compte des problèmes et des difficultés qui se soulèvent. Autour d'Artsiz, il y a 17 villages, qui doivent avec la nouvelle loi former trois hromada, ces nouvelles communautés territoriales. Mais la réforme est bloquée, en raison de plusieurs facteurs : des contraintes géographiques, le caractère multi-national de la région, mais aussi le manque d'intérêt de certains politiciens et décideurs. Ce qui le frappe le plus, c'est l'incapacité chronique de parvenir à des accords et de forger des compromis.
« Le défi pour nous, c'est la grande taille des villages de la région, l'absence de leaders et l'incapacité d'unifier cinq ou six villages équivalents autour d'un seul village-centre », explique Sergey Parpoulansky. Il souligne par ailleurs qu'il y a dans le secteur des groupes ethniques différents, des Ukrainiens, des Russes, des Moldaves de langue roumaine, des Bulgares… « Il y a un grand jeu de marchandage qui se met alors en marche : pourquoi nous serions pire que les autres ? Pourquoi mon village ne peut pas être le centre de la communauté ? »

La plupart des villages se ressemblent pourtant, ils ont des commerces équivalents, le même type d'écoles, de dispensaires. Les différences sont marginales. « La dernière fois que nous avons organisé un meeting, chaque maire s'est mis debout et a dit qu'il voulait mettre le centre de la communauté dans son village ; sauf qu'il y a 17 maires qui veulent la même chose ! On doit encore aboutir à un compromis, et la seule proposition qui tienne serait de faire l'unité autour d'Artsiz, la seule vraie ville », raconte Sergey Parpoulansky.

De plus, selon le jeune maire, le député local, Anton Kisse, joue les trouble-fête. Ce potentat local, autrefois lié au Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch, attise les oppositions à la décentralisation. Il souligne l'inefficacité de la réforme administrative et proclame que les différentes nationalités ne peuvent s'unir. Souvent qualifié de visage des tendances pro-russes dans la région, il n'est tout simplement pas intéressé par les changements impliqués par la décentralisation.
Réformiste de conviction, Sergey admet que depuis le lancement de la réforme, rien n'a changé. Il n'y a toujours pas de « communautés » unies. Pire, selon lui il y aurait même un retour en arrière qui s'expliquerait par les incitations à décentraliser. « Le problème est qu'il y a de moins en moins de dotations par le budget de l'Etat central », souligne le jeune décideur local, pour qui, « il n'y a pas eu de délégation d'autorité ». Il n'y a donc personne pour expliquer les problèmes et montrer aux administrés qu'il y a de nouvelles opportunités de gestion du foncier et des ressources financières. « Alors les gens ne comprennent pas pourquoi ils ont besoin de cette décentralisation », soupire Sergey Parpoulyansky.

La plupart des villages de la région opèrent avec un budget annuel d'un million de gryvnas (environ 35000 euros). Ce budget est généralement alimenté par la gestion du foncier des communes. Quand un village dispose d'un foncier et d'un budget plus important, comme le village de Pavlovka, dont le budget atteint 5 millions de gryvnas (environ 177,000 euros), ses habitants ne comprennent pas pourquoi ils doivent partager avec les autres et les « nourrir ».

Il faut alors faire de la pédagogie, expliquer aux gens que financer les villages voisins, c'est aussi créer de nouveaux emplois et empêcher que des villages entiers soient purement rayés de la carte. Il faut sillonner les villages avec des projets, des initiatives, et expliquer aux citoyens les avantages de la réforme.

« Si nous avions de vrais leaders dans les villages, à l'autorité évidente, on pourrait unifier les communes et on n'aurait pas tous ces problèmes », estime Sergey, qui pointe un manque de compétences dans l'administration, l'optimisation des équipes, la gestion, ainsi que la peur de prendre des responsabilités. «Beaucoup de personnes regardent toujours les chaînes de télévision russes et ne sont pas intéressées par les réformes, elles pensent que cela va dans la mauvaise direction ; nous sommes en train de perdre le bataille de l'information sur ces questions. »
Le port se meurt, la mentalité
soviétique prospère
Pour rejoindre l'autre rive du Danube, en Roumanie, juste en face de Reni, il n'y a encore aucun bateau. Il faut traverser la Moldavie, par la route, et tamponner à quatre postes de douane...
Le tableau est plutôt sombre, mais à Reni, au bout de la route, il est encore pire. Reni est un ancien port industriel sur le Danube, aujourd'hui point de passage incertain vers la Moldavie et la Roumanie, mais en réalité un cul de sac, depuis que le trafic fluvial s'est effondré.

Dans cette ville composée à 50% de Moldaves roumanophones, 17% d'Ukrainiens et 15% de Russes, l'économie est au point mort. Les usines se sont arrêtées, les infrastructures partent en lambeaux. « Depuis l'indépendance de l'Ukraine, les autorités centrales n'ont accordé à la Bessarabie qu'une attention minimale, c'est de là que découlent toutes les difficultés », estime Sergiy Bilyouk, le chef de l'administration du canton de Reni.

« Pourquoi l'Ukraine a besoin de la Bessarabie ? Ces dernières années, la région n'a eu le droit d'avoir que les restes, poursuit-il. On a apporté plus d'attention aux frontières de l'ouest, dans les régions de Transcarpathie ou de Lviv. Je ne veux pas faire de parallèles, mais la route Odessa-Reni est aussi extrêmement stratégique, elle conduit au sud de l'Union européenne, à la Grèce, aux Balkans, à la Turquie. » Sergey Bilyouk est amer : « peut-être que quelqu'un à Kiev n'était pas intéressé dans la développement de cette région. »

La région souffre car elle n'a pas les compétences et l'autorité pour gérer ses propres ressources ; en parallèle les gens ne veulent pas s'engager dans le processus de décentralisation, parce qu'ils ne croient pas que quelque chose peut être changé. De plus, héritage historique et mental, ils ne sont pas habitués à décider par eux-mêmes et pour eux-mêmes.

« Regardez, aujourd'hui vous avez roulé sur l'autoroute Odessa-Reni, il y a des nids-de-poule partout ; on n'a même pas le droit de tondre l'herbe sur le bord de la route, parce que toutes les questions liées aux routes se décident à Kiev, explique Sergey Bilyouk. La région ne peut même pas décider de qui tondra la pelouse et d'où on peut trouver de l'argent pour cela. »

Le même problème de compétences se pose autour des lacs, sachant que 35000 hecatres, soit la moitié du territoire de la région de Reni, est recouvert de lacs. Or, les autorités locales n'ont pas le droit de mettre leur nez là-dedans. Toutes les ressources générées par la pêche ou la location d'emplacements remontent immédiatement à Kiev.

Reni, qui était autrefois un des plus grands ports sur le Danube, est à l'agonie. Autrefois, 3500 ouvriers travaillaient dans le port. Maintenant ils ne sont plus que 400. Il y a douze ans, quelqu'un dans l'administration a décidé de démonter une partie des rails. Tout le trafic de marchandise s'est rerouté vers la Moldavie. Entre 1997 et 2001, les gouvernements ukrainien et moldaves se sont échangés des territoires, l'Ukraine a donné à la Moldavie une bande de 400 mètres de front de Danube pour créer un port franc, Giurgulesti, et donner à Chisinau un accès au commerce maritime international. L'accord avait été signé à l'époque par un certain… Petro Porochenko ! Depuis, Reni a sombré dans le néan.

Selon Sergey Bilyouk, l'activité du port l'an dernier était tout simplement de « zéro ». Tout le trafic fluvial a été aspiré par le néo-port moldave de Giurgulesti, à seulement 3 km. Depuis son arrivée à la tête de la région d'Odessa à l'été 2015, Mikheil Saakachvili a promis la construction d'un terminal de ferry reliant Reni à la Roumanie, alors qu'aucune barge n'effectue du commerce transfrontalier. Les travaux de terrassement ont été réalisés (voir ci-dessous), mais la construction des installations est au point mort.
« Les gens vivent toujours comme en Union soviétique, ils sont habitués à ce que quelqu'un décide pour eux, analyse Sergiy Bilyouk. Moi, ça fait juste huit mois que je suis en poste, et je ne peux pas casser ces schémas en un jour. Ca va prendre des années, des générations. Il est encore trop tôt pour donner aux gens le contrôle effectif des destinées de leur propre région ou village avec des pouvoirs élargis. »

Retour plus à l'est. Loin de la frontière. Au ressenti, la route Odessa-Ioujni, qui traverse le village de Vizirka, semble être le plus confortable ruban d'asphalte de toute la région d'Odessa. Imbattable ! La route a été réparée très récemment, sur des fonds du budget de la région. Mais bien sûr, il n'y avait pas suffisamment d'argent pour aller jusqu'à Ioujni, alors les cinq derniers kilomètres, parsemés de trous, sont encore en réparation. Mais malgré cela, les routes sont dans un bien meilleur état qu'en Bessarabie.
Des budgets plus importants,
des villages qui se battent
A l'approche de Vizirka, on voit d'un côté des champs de tournesol, et de l'autre, une image bien différente : une ville industrielle, presque autonome, construite sur le front de mer. C'est là qu'est situé le plus grand port de marchandises sèches du pays. De grandes installations ont été construites, des entrepôts ou entreprises d'extraction oléagineuses, comme TIS, Delta Wilmar CIS, Alseeds Black Sea. Sur le site se trouvent également des terminaux de transbordement d'huile ainsi que le tout nouveau terminal de céréales de la compagnie américaine Cargill.

Les investissements récents ont atteint la somme de 100 millions de dollars. Grâce au développement du port, dont la construction a débuté en 1994, la localité de Vizirka est bien mieux lotie que la plupart des petites villes ukrainiennes, alors que la moitié du budget municipal de Vizirka provient des taxes payées par les sociétés installées sur son territoire.
Au bout de deux mandats, Aleksandr Tokmeninov, chef de l'administration de Vizirka, a réussi à faire passer sous son giron une quinzaine de communes pour optimiser les budgets de la communauté
Le maire du village, Aleksandr Tokmeninov, qui travaillait dans une de ces compagnies, est en fonction depuis deux ans. Il s'est lancé dans le processus d'unification administrative des villages alentours en 2015, et tout va ici bien plus vite qu'ailleurs dans la région.

« Tout s'est passé comme c'était prévu par la loi, explique-t-il. D'abord, nous avons pris la décision lors d'un conseil, puis nos concitoyens ont accepté la proposition que les villages environnants nous rejoignent et que Vizirka soit le centre de la communauté composée des villages de Novyye Belyary, Sychavka, Lyoubopol and Pershotravneve. Nous avons organisé des meetings dans ces villages. En parallèle, la ville de Ioujni a fait la même proposition à ces villages et il y a une sorte de compétition entre nous. »

Mais si Vizirka est encore un village, Ioujni est une vraie ville. « Nous exhortons ces villages à nous rejoindre car les ruraux ne s'accomoderont pas d'une ville, estime Aleksandr Tokmeninov. Notre village compte 2000 habitants, la ville de Ioujni en a 35000, en termes de représentation, les villages n'auraient qu'un seul député à la communauté. »
Même si la communauté de Vizirka n'est pas encore officialisée, la commune aide ses voisines déshéritées. Par exemple, 7 millions de gryvnas (environ 250000 euros) ont été alloués à la rénovation des routes à Lyoubopol. Dans la commune de Novyye Belyary, il n'y a pas de jardin d'enfants, mais une société privée régionale a financé la location d'un véhicule qui transportera les enfants dans un village voisin.

Alaksandr Tokmeninov en est certain, choisir Vizirka comme centre de la communauté était un choix judicieux. La zone portuaire est en développement, 70 sociétés sont enregistrées sur le territoire de la commune, qui dispose d'une école, d'un dispensaire, d'un centre culturel moderne, d'un espace de co-working pour les employés des compagnies installées dans la village, d'une ferme importante et d'un centre de lutte contre les incendies récemment aménagé.

« Si nous poursuivons l'unification des communes, nous disposerons d'un budget de 82 millions de gryvnas (2,9 millions d'euros) pour une population d'un peu moins de 6000 habitants, justifie-t-il. La plus grande partie sera allouée à notre commune et à celle de Novyye Belyary, alors que l'an dernier notre budget était de seulement 15 millions de gryvnas (envron 530000 euros). Si l'on fait la division, cela donnera 15000 gryvnas (environ 530 euros) par habitant. De quoi a-t-on besoin en plus pour vivre bien ? »
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